Qu'est-ce que le vivre ensemble à partir de nos traditions religieuses respectives, sur fond bienveillant de notre démocratie ?
Le 16 mai 2024 à l'Arzillier à Lausanne
Dans le cadre de la Journée internationale du vivre ensemble en paix 2024
Organisation et modération : Roula Lopez et Dimitri Andronicos, L'Arzillier
Invités :
Stefan Constantinescu, responsable du département de la formation et de l'accompagnement d'adultes au sein des Églises catholiques du canton de Vaud
Pascal Gemperli, secrétaire général de l'Union vaudoise des associations musulmanes et médiateur à Morges.
Eliezer Di Martino, rabbin au sein de la Communauté Israélite de Lausanne et du canton de Vaud.
Dimitri Andronicos, co-président de l'Arzillier, co-directeur de Cèdres Formation à l'Église évangélique réformée du canton de Vaud.
Le vivre ensemble dans une perspective catholique
Les fondements et les enjeux du vivre ensemble
L’Église, étymologiquement, est un rassemblement communautaire, mais cette notion est mise à l’épreuve par des tendances à l’appropriation des espaces, des idées et des vérités, créant des tensions dans le voisinage et la société.
Le philosophe Giorgio Agamben offre une réflexion alternative sur la communauté et la biopolitique, notamment dans La Communauté qui vient. Il défend un vivre ensemble fondé sur l’absence de conditions préalables et l’inappropriabilité des individus. Cette approche, bien que perçue comme utopique, s’appuie sur des concepts tels que le besoin d’amour et la reconnaissance du visage de l’autre (Emmanuel Levinas, XXe s.).
L'exclusion et le totalitarisme
L’exclusion est abordée sous l’angle de la vulnérabilité humaine, notamment avec la figure de « l’exclu », celui qui peut être éliminé sans conséquences. Cela soulève des questions éthiques sur les dérives totalitaires et le respect de la singularité de chacun.
L’inappropriable et le partage
Dans L’Usage des corps, Giorgio Agamben (XXe s.) explore l’idée de l’inappropriable, appliquée au langage, au corps et au paysage. Le langage ne doit pas enfermer la pensée dans un cadre strictement rationnel, et l’autre doit rester partiellement mystérieux. Le paysage, perçu comme un don, illustre comment une ressource partagée peut être utilisée pour favoriser le vivre ensemble sans appropriation exclusive.
Conclusion
La vision d’Agamben propose une communauté ouverte et inclusive, où chaque individu a sa place dans sa singularité. Le vivre ensemble n’est pas un but à atteindre, mais une réalité inscrite dans notre intersubjectivité, nécessitant une prise de conscience et une approche éthique pour dépasser les logiques d’exclusion.
Le vivre ensemble dans une perspective musulmane
Le vivre ensemble est un processus actif de création de liens qui enrichit chacun. Toutefois, c’est face aux conflits que les véritables défis apparaissent. La Journée internationale du vivre ensemble en paix, instaurée par les Nations Unies, illustre cet engagement envers le dialogue, la non-violence et le développement durable.
Une paix à construire : entre définition négative et positive
Définition négative : la paix ne se limite pas à l'absence de guerre ou de violences directes. Elle implique aussi l’élimination des violences culturelles (imposition d’une vérité unique) et structurelles (exclusion, inégalités économiques, injustices politiques).
Définition positive : la paix repose sur la création d'opportunités et de ressources pour gérer les conflits sans violence. Cela passe par l’éducation à la communication non-violente et la reconnaissance des différences.
Une vision philosophique du vivre ensemble
Deux visions de la nature humaine s’opposent :
Thomas Hobbes (XVIe siècle) : l’homme est naturellement violent, d’où la nécessité de lois pour le contenir.
Jean-Jacques Rousseau (XVIIIe — XIXe siècles) : l’homme est fondamentalement bon, c’est la société qui le corrompt.
En intégrant ces perspectives, le vivre ensemble repose sur trois principes :
Faire la paix est un effort : cela demande un engagement conscient et constant.
L’Homme est bon : il possède en lui les ressources pour construire une société harmonieuse.
La vérité est multiple : il existe plusieurs perceptions d’une même réalité, au-delà des logiques binaires.
Cette vision du vivre ensemble met donc l’accent sur le dialogue, la diversité des points de vue et la responsabilité individuelle dans la construction d’une paix durable.
Le vivre ensemble dans une perspective juive
Dans la tradition juive, la paix (shalom) signifie complétude. Vivre ensemble implique de reconnaître qu’une partie de la vérité réside chez l’autre et que chacun a une mission spécifique dans ce monde. Cette approche demande un effort psychologique : se distancer de soi-même pour comprendre l’autre plutôt que d’imposer sa propre vérité.
Un dialogue basé sur la complémentarité des vérités
Le concept hébraïque de Drash (qui signifie extrapoler dans l’étude) illustre cette démarche. Un midrash raconte que lors de la création de l’humanité, les anges de la paix et ceux de la vérité ont débattu sur l’opportunité de créer l’Homme. Dieu a brisé la vérité et l’a dispersée sur Terre, signifiant que chaque individu détient une partie du puzzle de la vérité. Le dialogue interreligieux devient ainsi une quête d’assemblage de ces morceaux pour construire un monde plus juste.
Les défis du vivre ensemble
Si le dialogue nécessite de reconnaître la valeur de la vision de l’autre, il ne signifie pas l’absence de positions claires. Certains dilemmes exigent des choix tranchés. Cependant, le véritable défi du vivre ensemble repose sur un principe fondamental : l’Homme a été créé à l’image de Dieu. Il possède donc une capacité de discernement, qui doit s’exercer aussi bien dans le dialogue interreligieux qu’avec les non-croyants.
En somme, le judaïsme propose une vision du vivre ensemble fondée sur la diversité des vérités, l’écoute active et la nécessité d’une réflexion éthique appliquée au quotidien.
Le vivre ensemble dans une perspective protestante réformée
Le vivre ensemble, dans la perspective protestante réformée, interroge nos attentes et nos limites en matière de proximité et de consensus. Loin d’un imaginaire pacifié et idéaliste (bon voisinage, harmonie conjugale), il pose la question : jusqu’où sommes-nous réellement prêts à aller pour vivre ensemble ?
L'exigence du consensus et de l’uniformisation
Le philosophe Olivier Roy souligne l’exigence d’un aplanissement des différences, où les disparités doivent être gommées pour parvenir à un consensus maximal. Or, cette homogénéisation peut engendrer des effets pervers : réduire les individus à leurs appartenances, favoriser le repli sur soi et éviter toute remise en question.
Une autre voie : l’exploration des vulnérabilités
Le vivre ensemble pourrait constituer à explorer ensemble nos vulnérabilités respectives. Il s’agit d’accueillir l’autre dans sa foi vivante, dans son humanité. Entrer dans une compréhension plus fine de l’autre. Prendre le risque de se confronter à la fragilité du questionnement de l’autre. Accueillir la précarité des tentatives de l'autre de vivre sa vulnérabilité.
Un enjeu de dignité et de désir partagé
Le véritable défi est de penser une vie commune où chacun puisse offrir et recevoir la dignité de l’existence à travers un dialogue authentique. Vivre ensemble ne doit pas être une contrainte, mais un désir partagé, où l’on accepte de se laisser interroger par l’autre sans chercher à le figer dans un cadre préétabli.